Après la guerre de 1870-1871, l’Alsace fut rattachée au Reich allemand ; beaucoup de réformes furent alors introduites dans notre province, en particulier celle du cadastre.
Une loi du 30 juillet 1890 créa une procédure de remembrement rural (Flurbereinigung). Cette procédure consiste à effacer l’ancien plan dans la partie rurale du ban, dont le morcellement est devenu excessif au fil des siècles. L’objectif est de créer de grandes parcelles ainsi qu’un réseau de chemins d’exploitation.
C’est dans la commune de Stutzheim que fut réalisé le premier remembrement rural d’Alsace-Lorraine.
Ce chantier fut une première expérience et un modèle-type pour le cadastre. Il est vrai que le maire de Stutzheim, Michel Quirin, avait été député au Parlement de Berlin (au Reichstag) et qu’il venait de construire une ferme-modèle (Muster-Hoff) à la sortie du village.
Les travaux de remembrement ont commencé en 1891 et se sont achevés en 1898… il y a près de 120 ans.
La BNU de Strasbourg possède un rapport détaillé sur le remembrement de Stutzheim.
Les arguments pour un remembrement
Dans son exposé des motifs, le géomètre-remembreur de Stutzheim a cité, en premier lieu, les raisons économiques qui justifiaient une restructuration du ban communal. Ce territoire était alors encore divisé en trois parties : l’une pour les céréales d’hiver (blé et orge), l’autre pour les cultures de printemps ou marsages, la troisième pour la jachère, devant permettre au sol de se régénérer en l’absence d’engrais ; c’était l’ancien système de l’assolement triennal, appelé Dreifelderwirtschaft. Dans ce système, il y avait peu de chemins ruraux ; souvent pour accéder aux parcelles, il fallait passer sur les champs des voisins, ce qui était interdit durant certaines périodes de l’année et provoquait forcément des querelles entre agriculteurs.
Le géomètre pensait aussi qu’il fallait changer de productions agricoles. Depuis quelques décennies, les prix des céréales d’hiver marquaient une tendance constante vers la baisse ; la culture du blé devenait de moins en moins rentable. Il devenait donc intéressant de se tourner vers l’élevage bovin, considéré jusqu’alors comme accessoire, comme un mal nécessaire pour avoir au moins un peu de fumier, seul engrais disponible. Dans les grandes fermes, il était courant de voir une cavalerie de 8 à 10 chevaux, et seulement 2 à 3 vaches laitières pour la propre consommation. L’augmentation de la population urbaine, la proximité de la ville de Strasbourg, facilement accessible grâce au tramway construit en 1887, et l’accroissement général du niveau de vie étaient autant de facteurs favorables à un développement de la production de viande et de lait.
Seulement voilà ! Dans une région dépourvue de prairies naturelles comme le Kochersberg, l’élevage n’était alors possible que si l’exploitant disposait d’importantes surfaces en fourrage, entre autres de trèfle, et donc de parcelles accessibles en toutes saisons. Ce qui exigeait en 1890 de supprimer la jachère et de créer un réseau de chemins ruraux (dits aujourd’hui chemins d’exploitation).
Le remembrement se justifiait aussi par la nécessité de réduire les frais d’exploitation. De nombreuses petites parcelles dispersées à travers le territoire occasionnaient des pertes de temps et un surcroît de fatigue pour les attelages.
Enfin, le machinisme agricole commençait à faire son apparition dans notre région et exigeait des parcelles plus grandes et surtout de forme régulière. La mécanisation allait devenir du reste incontournable, en raison de la raréfaction des ouvriers agricoles, attirés par les salaires, payés en argent liquide, proposés en ville.
Le remembrement, une épreuve difficile
Un remembrement constitue, en général, une épreuve difficile pour un village. On sait combien chaque paysan est attaché à sa terre et aux parcelles héritées des aïeux. De plus, qui se sépare facilement de sa vigne, de son verger, de son noyer ou de son cerisier ? Faire table rase de siècles de possession n’est pas chose facile. À cet égard, rien de neuf sous le soleil !
On trouve tout cela dans le rapport sur le remembrement de Stutzheim. Il y avait d’un côté, les propriétaires intelligents, éclairés et possédant beaucoup de biens… "die intelligenteren und grösseren Besitzer", dit l’auteur de l’article ; parmi eux, Michel Quirin, le maire, avec 44 ha, et Jean Schott de Hurtigheim avec 42 ha. Ceux-là étaient, selon le rapport, depuis longtemps des partisans convaincus d’une reconstruction du ban communal, avec assolement libre et nouvelle délimitation des parcelles... pour mieux protéger la propriété (… Sicherung der Grenzen gegen nachbarliche Uebergriffe).
Il y avait, d’autre part, la majorité des petits et moyens propriétaires, qui manifestèrent constamment une vive opposition à l’égard de ce remembrement, dans la crainte de voir leurs parcelles déplacées aux extrémités du ban communal, alors que les gros propriétaires auraient leurs terres aux abords du village. Ils craignaient, en outre, qu’en contrepartie des quelques bonnes terres qu’ils possédaient avant l’opération, on ne leur attribuerait que de la 5ème classe ! Des clans se sont formés dans le village et la réunion sur le projet d’attribution fut houleuse.
Au fil des travaux, grâce surtout à la compréhension des fonctionnaires du cadastre, l’animosité devint moins intense, certains propriétaires comprenant que leurs craintes n’étaient pas fondées. Il y avait enfin les propriétaires limitrophes de Dingsheim qui refusèrent la rectification de la limite intercommunale. Cette position peu compréhensible empêcha la suppression des zigzags de cette frontière et ne permit pas la création, dans ce secteur, de parcelles de formes régulières.
Les résultats
Au printemps 1898, les travaux de remembrement de Stutzheim étaient en voie d’achèvement. Après plusieurs réunions de concertation, le projet d’attribution fut approuvé et les agriculteurs n’avaient qu’une hâte, celle de pouvoir prendre possession de leurs nouvelles parcelles, car, depuis quelques temps, plus personne ne mettait de fumier sur des champs dont la configuration allait être modifiée. Il était urgent de reprendre le cours normal des travaux agricoles.
Lorsque les nouvelles limites parcellaires furent définies, le géomètre implanta des piquets sur le terrain, avec indication du nom du nouveau propriétaire. Les propriétaires et les fermiers suivirent cette opération de très près. Il n’y eut pratiquement aucune contestation, ni incident, comme on avait pu le craindre lors des travaux préparatoires.
L’étendue du chantier
Le chantier du remembrement de Stutzheim a porté sur environ 300 ha pour une surface totale de 468 ha du ban communal. La partie ouest, vers Hurtigheim, a été exclue de cette opération, en raison du nombre important de propriétaires domiciliés à Hurtigheim qui étaient possessionnés dans ces confins. Selon une tradition orale, le maire Quirin ne voulait pas que les laboureurs de Hurtigheim disposent de chemins d’accès facile sur Stutzheim…, ce qui aurait pu les inciter à acheter encore davantage de terres dans cette partie du ban. Le souvenir de la Révolution restait vivant dans la mémoire collective. Cette partie ouest du ban de Stutzheim ne fut remembrée qu’en 1952, en même temps que fut réalisé le remembrement de la commune de Hurtigheim.
Les nouveaux chemins d’exploitation
Le réseau des chemins d’exploitation fut complètement réorganisé. Auparavant, la partie remembrée comprenait trois chemins ruraux : le Mühlweg (vers Oberschaeffolsheim), le Rebweg (vers la Musau) et le Hagelweg (vers Dingsheim), ainsi qu’un certain nombre de chemins de servitude, passant sur les parcelles, appelés Schleifwege ou Schlittwege.
Le remembrement créa 9 km de chemins nouveaux ; désormais, chaque parcelle était desservie par un, et le plus souvent, par deux chemins d’exploitation. Tous les Schleifwege furent supprimés. Ce réseau de chemins fut créé par prélèvement global de 2,05 % de terres labourables.
Le nouveau parcellaire
Dans la partie remembrée, le nombre de parcelles fut ramené de 1430 à 805, soit une réduction de 45 %. La surface moyenne par parcelle passa de 20,48 ares (avant remembrement) à 36,45 ares. C’est peu dans l’optique d’aujourd’hui ! Mais, en ce tempslà, les besoins étaient différents de ceux d’aujourd’hui. Seulement 15 parcelles avaient une superficie comprise entre 2 et 4 ha. La longueur des parcelles était de 200 à 250 m, ce que le géomètre trouvait excessif ; il voulut réduire la longueur des champs, mais la commune refusa, car il aurait fallu créer davantage de chemins… et donc prélever encore de la terre labourable.
Dans la conclusion de son rapport, le géomètre du cadastre laissa transparaître sa satisfaction de n’avoir lésé personne et d’avoir apporté d’appréciables avantages à tous les propriétaires de la commune… Allen, auch den kleinsten Besitzern, hat die Flurbereinigung unschätzbare Vorteile gebracht…
Au fil des années, les partages et les héritages ont à nouveau peu à peu morcelé les propriétés. Pour remédier à cela, et pour s’adapter aux nouvelles méthodes culturales, la commune de Stutzheim fit réaliser un nouveau remembrement en 1953.
Albert LORENTZ
Source : Bulletin du «Elsass-Lothringische Geometer Verein», BNUS M 19 754